SAGESSE DE LA VANITE

 

   Quand la photographie apparaît en occident, on découvre qu’elle est paradoxalement un instrument primitif rendu possible par la technique moderne. Primitif parce que, l’étymologie le dit, elle est écriture par la lumière, écriture de la lumière, écriture avec la lumière. Moderne parce qu’il faut les produits chimiques qui permettent l’alchimie du révélateur à l’origine de l’épiphanie du réel fixé sur le verre puis le papier.

   Michel Follorou emprunte ce chemin d’écriture du monde avec la lumière et la fixation de la dynamique du monde dans l’instant figé d’une photo. Quand il photographie des visages, des sourires, des corps, des regards au Népal, au Tibet, au Togo, au Maroc, au Ladâkh, au Sénégal ou en Egypte,  ou quand il photographie sans fin la lumière filtrée par les vitraux d’une petite église de Bretagne, il fait très exactement la même chose : il capture la lumière, ici dans des sujets vivants, là dans des vibrations chromatiques.

   Mais le sujet vivant est une vibration chromatique tout autant que la vibration chromatique est un sujet. Tout ce qui se trouve sur cette terre et dans notre système solaire procède de l’effondrement d’une étoile sur elle-même : les enfants tibétains dépenaillés  et le pourpre d’une trace qui bouge sur le granit du mur sacré ; la mère africaine au visage scarifié comme l’écorce taillée d’un arbre et le jaune réchauffant la pierre de l’enceinte religieuse ; le sourire triste et le regard-monde de cette jeune fille indienne et le bleu vibrionnant sur le grain géologique ; la petite fille au ventre proéminent des enfants mal nourris qui épouille sa sœur et le vert acide qui révèle la pierre ; les petites fesses de deux garçons nus qui s’unissent à la plage et le violet cardinalice qui tapisse doucement le roc. Tout.

   C’est donc un même monde, mais vu sous un angle différent. Dans le premier cas, on voit des gens et des choses, des corps et des paysages, on assiste au grand mouvement du monde, à ses dynamiques, à ses forces, un garçon qui plonge du haut d’un arbre et dont on sait qu’après l’obturation de l’appareil il se baignera une fois dans le fleuve mais qu’en vertu de la sagesse d’Héraclite il ne s’y rebaignera jamais , une pose dans une école qui sera rompue par la suite avec la leçon donnée par la maîtresse d’école, ou ces deux garçons qui quitteront la plage où leur empreinte durera quelques secondes avant qu’ils ne repartent jouer ailleurs, puis grandir, puis vieillir puis, peut-être déjà, mourir.

   Dans le second cas, Michel Follorou se fait moins reporter du monde comme il va que moine d’une lumière qui se répète et dit de cette manière que le temps est cyclique. L’éternel retour des solstices et des équinoxes prouve que nous sommes dans un mouvement cosmique et que nous lui obéissons. Il faut n’avoir rien compris de notre séjour sur terre pour croire qu’on peut y vouloir quelque chose : nous y sommes voulus, comme la lumière sur la petite surface que fixe l’œil du photographe en attendant qu’il en sorte une révélation.

   La vérité de ce monde c’est qu’en lui nous sommes voulus comme les lumières qui obéissent à la loi des choses. Il faut être stupide pour croire que la lumière décide d’apparaître ici, de se déplacer là, de produire cet effet de jaune et cet avènement de bleu, qu’elle veut surgir puis qu’elle souhaite disparaître, à son heure, choisissant sa seconde, pouvant vouloir autre chose que ce qui est.

   Regarder ce qu’on ne regarde jamais avec la complicité du vitrail qui parle en silence et nous enseigne les vérités de base de toute sagesse, c’est effectuer un travail non pas de philosophe qui cherche mais de sage qui trouve et qui sait.

   Ces photographies sont celles d’une surface d’un seul mètre carré, mais elles parviennent en même temps à nous renseigner sur les deux infinis de Pascal : une vue de l’infiniment petit qu’obtiendrait un microscope électronique qui entrerait dans le détail des atomes, une vue de l’infiniment grand d’un télescope géant qui fouille les entrailles des univers bruissant silencieusement à des millions d’années lumière.

   Le grain de la pierre, la texture du mur, les aspérités de l’enduit, la croûte lépreuse de la paroi, le lissage strié obtenu par l’outil des hommes,  l’efflorescence du champignon d’humidité, les petits trous et les cicatrices, les angles de la maçonnerie, tout cela creuse la lumière, la réfléchit, la diffracte, la renforce, l’absorbe, la dévie. La peau de cette pierre c’est la peau du monde qui est aussi la nôtre.

   Cette lumière naît, vit, croit, se déplace, étincelle, décroît, s’estompe, s’efface, disparaît, meurt. Chaque jour c’est la même chose, chaque année, c’est la même chose, chaque siècle, c’est la même chose, chaque millénaire, c’est la même chose. De temps en temps, parce qu’il y a des nuages ou qu’il n’y en a pas, parce que le soleil est puissant ou qu’il est couvert, parce qu’il y a de la pluie ou que le temps est sec, nous avons l’illusion de la différence.

   En fait, le détail importe peu car ce qui compte c’est la vérité de l’éternel retour. Nos vies sont parfois sous le soleil ou sous la pluie, couvertes ou exposées, trempées ou sèches, mais ce sont juste des accidents, des détails. La vie de ces lumières colorées sont semblables aux nôtres, ni plus, ni moins. Par-delà le bien et le mal.

   La seule différence est que ce rouge ne sait pas qu’il existe alors que nous, si. Dans cette infime différence se loge toute l’activité des hommes. Comment vivre quand on sait qu’on pèse ontologiquement aussi lourd, c’est-à-dire rien, que le passage d’une lumière filtrée par un vitrail ? On regarde cette lumière, on l’interroge, on la fixe sur le papier et l’on produit une vanité – qui est le genre philosophique par excellence.

La vanité ne dit pas que le monde est vain elle dit juste que c’est nous qui le sommes. Mais ce savoir est tout. Car il rend possible un peu de la joie de qui sait qu’il n’y a rien d’autre à attendre du monde que de savoir qu’il est tel qu’il est.

Michel Onfray